jeudi 9 avril 2015

Une Rampe d'escalier en corde !


Chet Atkins. Le guitariste propre sur lui par excellence : timing parfait, picking impeccable, usage modéré et précis du vibrato – le tout relayé chez nous par Marcel Dadi dont la célèbre méthode a éclairé les débuts de plusieurs générations de guitaristes - dont votre serviteur. Inutile de dire que tout ça ne m’emballait pas trop lorsque j’étais ado. Plus tard, en 1990, je me suis retrouvé dans un hôtel cosy à Londres pour interviewer le maitre à l’occasion de la sortie d’un disque en duo avec Mark Knopfler. J’étais heureux de rencontrer le producteur d’Elvis Presley, le guitariste des Everly Brothers… Lui, était ravi d’essayer un nouveau jeu électronique qu’il n’a pas quitté des yeux pendant tout l’entretien. Parmi les platitudes d’usage, il y a tout de même des vérités qui affleurent et quelque chose du Sud éternel, dans la langueur et l’amour du story telling.


Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec Elvis Presley ?
Je l’avais déjà entendu avant de produire Heartbreak Hotel. Nous savions tous qu’il allait devenir énorme. Il avait déjà beaucoup de succès dans des états comme le Texas, la Louisiane, l’Arkansas… Tout ce qu’on avait à faire c’était de transformer cette popularité locale en déflagration mondiale.


Vous avez beaucoup travaillé avec les Everly Brothers.
C’était formidable. Chaque fois qu’on allait en studio, on ressortait avec un hit. Ils m’indiquaient des petites phrases qu’ils voulaient m’entendre jouer. Peu à peu, les choses ont dégénéré à cause des jalousies entre le producteur, l’éditeur et moi. A l’époque, je travaillais également avec Roy Orbison, avant qu’il parte pour Monument. J’ai produit deux de ses singles, mais ils n’ont pas marché. Tout a décollé pour lui à son arrivée chez Monument, quand il a pu se lancer dans quelque chose de plus personnel. J’aimais beaucoup Roy…


Est-ce que vous produiriez encore un inconnu, comme vous l’avez fait pour Charley Pride ?
J’aimerais bien, mais ça implique trop de stress. En studio, l’horloge tourne plus vite qu’ailleurs. Et puis parfois, un disque ne rencontre pas le succès escompté, je trouve ça trop dur de devoir l’annoncer à l’artiste : « désolé, on ne pourra plus travailler ensemble… » Non, c’est trop moche…


Parlez nous du fameux Studio B à Nashville, construit à votre demande.
Auparavant, on enregistrait dans un studio au plafond vouté. Chaque note de basse faisait le tour de la pièce avant de revenir au micro un fragment de seconde plus tard. Tout ce que je voulais, c’était construire un nouvel endroit avec un son meilleur, mais je n’y connaissais rien en acoustique, alors je me suis adressé à un ingénieur du son qui travaillait pour une station de radio. Il avait des idées sur les chambres d’écho, les cloisons pour isoler les musiciens... Et finalement, c’est devenu  ce studio. Enfin, c’est un musée maintenant. Et moi, une pièce de musée, du même coup.


Avec le recul, pensez-vous avoir eu plus d’impact comme guitariste ou comme producteur ?
Comme guitariste.


Sur combien de disques avez-vous joué ?

Je n’en sais rien moi-même. J’ai commencé à travailler, dès mon arrivée à Nashville, en 1950. Je faisais deux séances par jour, comme musicien de studio, ce qui à l’époque faisait au moins quatre faces (de 78 tours. Ndr). J’avais une épouse et une fille à nourrir, je travaillais beaucoup. Tout ce que je peux vous dire avec une relative certitude, c’est que j’ai sorti plus de soixante-dix albums sous mon nom.


Comment avez-vous appris à jouer de la guitare ?

En regardant les autres. J’ai grandi sans télé, ni radio, ni tourne-disques. Je devais me débrouiller tout seul ou presque, c’est comme ça que j’ai développé un style original. Je n’ai jamais pris de leçons. Plus tard, mon frère a joué dans un trio avec Les Paul. Il m’envoyait des enregistrements, mais je ne comprenais rien à ce que faisait Les. Il était tellement plus aguerri que moi. Plus tard encore, j’ai piqué des plans aussi sur des disques de Segovia  et Vicente Gomez. J’ai pas mal travaillé la guitare classique à mon arrivée à Nashville, pour me changer les idées. Puis j’ai découvert de grands bluesmen comme Lonnie Johnson, Robert Johnson, Blind Lemmon Jefferson… Je jouais en slide avec un couteau de cuisine.


Comme pas mal de vos collègues, vous avez commencé par l’ukulélé. Cela a-t-il eu une influence ?
Un jour où je méritais une correction ma mère a brisé mon ukulélé sur la tête. Si ça avait été une guitare, je me serais payé une fracture du crâne. Non, sérieusement, elle n’a pas frappé si fort que ça, l’ukulélé était à peine fendu.


Vous jouez d’autres instruments ?

Juste un peu de banjo cinq cordes et de violon.


Et les effets ?
J’utilise un delay digital de loin en loin, mais j’aime bien qu’une guitare sonne comme une guitare et pas comme un synthé, un orgue ou je ne sais quoi. Je ne crois pas trop non plus aux guitares synthé, à cause de leur retard, surtout dans les basses. J’aimerais bien en utiliser une pour un enregistrement, néanmoins, en mettant en avant le son naturel et en jouant avec le retard de la note synthétisée, mais il faudrait que ce soit sur un rythme lent… Je ne me sers même plus tellement du vibrato. Pour ça, j’ai la main gauche.


Votre signature, c’est ce son très pur, quasi inaltéré. Vous n’avez jamais eu recours à la saturation ?
Pas que je me souvienne, des gens comme Link Wray la maitrisaient parfaitement, mais c’était trop brut pour moi.


Vous n’avez jamais eu de problèmes de doigts ?
Non, parfois une coupure m’empêche de faire des barrés partiels. Quand j’étais gamin, une fusée de feu d’artifice m’a explosé dans la main. Une autre fois, je me suis brûlé avec une rampe d'escalier en corde lors d'une chute dans un escalier… Je n’ai jamais été gêné plus de deux ou trois mois. On m’a retiré un kyste mais je n’ai jamais eu d’arthrose.


On ne vous a pas proposé de faire un coffret avec vos anciens enregistrements ?
RCA regroupe mes albums sur des CDs, mais ça ne va pas beaucoup plus loin. J’essaye de racheter mes masters pour m’y atteler moi-même mais RCA refuse de me les vendre. J’aimerais bien qu’ils soient plus actifs, je pense qu’il y a un marché pour ça.




samedi 21 février 2015

Tous à la cave !

    Alors, ces "Basement Tapes", de quoi est-ce le disque ?  de quelle nécessité? Parce que tout de même… Des dizaines d'éditions pirates, la sortie légale et augmentée de 1975, deux livres (Greil Marcus et Sid Griffin), et finalement ces 6 CDs avec 150 morceaux ! C’est un cas d’école. Une arlésienne paradoxale, fauchée et rémunératrice. Difficile de parler de nécessité, et c’est sans doute ce qui fait le charme de l’objet. Sur leur berceau, je vois deux fées rassemblées là sans s’être trop croisées auparavant : les produits relaxants venus d’Afrique du Nord et ce que Bourdieu appelait le "champ de production restreinte".
    Sur le produit de l’agriculture marocaine, pas besoin de s'étendre (si j'ose dire parce que le produit s'accommode fort bien de l'horizontalité). Tout ou presque dans les "Basement Tapes" : la langueur des tempos, les rires en éclats et les plaisanteries idiotes (See You Later Allen Ginsberg…) semble prévenir contre les risques artistiques de ce produit ralentissant - ou en dire les charmes. C’est affaire de goût (Blowin'in The Wind en 16 tours ? c'est bon, il y est).
    Plus sérieusement, Bourdieu distinguait dans le secteur culturel, la "production restreinte" destinée aux pairs, de la "grande production", destinée-elle, on s'en doute, au grand public. Donc à la "grande production" : les apprêts de la musique de variété, les producteurs, les gros studios, les requins, les choristes et les moyens commerciaux de la grande distribution. Et à la production restreinte : le lo-fi (délicieux anachronisme ici), le téléphone arabe et le commerce sous le manteau.
    Or, ce concept de « production restreinte », pourrait bien avoir été le crédo de Dylan à l’époque : une glissade à moto transformée en accident grave, et le voilà installé à la campagne en pater familias – finies les tournées incessantes et les passages en studio calés dans les trous. Donc, en enregistrant sans pression des classiques ou des blagues, il se fait plaisir et révèle aux Hawks les trésors du folk – une musique à laquelle ce groupe binaire est plutôt rétif. En avant pour Ian & Sylvia, Ewan McColl, Pete Seeger et consorts… Le juke-box humain s’emballe, se grise de sa propre gourmandise, et bientôt c’est toute l’Amérique qui défile : doo wop, rockabilly, music-hall, country’n’western, soul… Première cible de cette production restreinte, donc, les producteurs eux-mêmes, un sourire béat-béta aux lèvres.
    Très vite, le manager Albert Grossman aurait sifflé la fin de la récréation et demandé des originaux pour faire tourner la planche à billets. Deuxième cercle donc : des interprètes en quête d’un nouveau souffle, comme les Byrds, Manfred Mann ou Peter, Paul & Mary qui vont profiter de l’absence du prophète, délivrer la bonne parole à sa place, en obtenant le succès avec ces inédits : You Ain’t Going Nowhere, The Mighty Quinn, Too Much Of Nothing… quasi du rendement immédiat.
    Troisième cercle, à peine plus étendu : l’aristocratie pop londonienne qui a eu vent de ces enregistrements rustiques grâce aux prosélytes George Harrison et Eric Clapton, et qui cherche moins des morceaux à reprendre qu’une échappatoire au psychédélisme mourant. Cette esthétique « roots » va influencer la scène britannique, à la jonction des décennies 60 et 70 : les séances de l’avorté "Get Back" et de "Beggars Banquet", et plus géographiquement parlant, le retrait à la campagne de Traffic, Led Zeppelin… Ce qui reste du Swingin’London - une scène de rats des villes - se met au vert.
    Derniers bénéficiaires, enfin, de cet artisanat spontané, imprévus ceux-là voire indésirables, mais rapidement innombrables : les bootleggers et leurs clients. De copie en copie, les enregistrements sont de plus sourds, étouffés, mais cela semble ajouter au plaisir de la transgression et ces pirates inondent le monde libre - lequel habitué à découvrir un nouveau Dylan tous les neuf mois, commence à perdre patience et fait un triomphe à ces disques illégaux.
    Finalement, malgré la popularité réelle de ces enregistrements frustes, on reste bel et bien dans le « champ de la production restreinte » et cela sied bien au Dylan d’alors qui méprise les sirènes du commerce et de la pop culture. Son retour évènementiel à la scène a lieu en 1969, sur l’Ile de Wight. Tout le bon peuple hippie attend le pape de la contre-culture. Et Dylan offre à toute cette foule le spectacle d’un chanteur country habillé comme Hank Williams, coiffé court et chantant comme Slim Whitman ! Clapton, que l’on connaitra moins lucide, déclare alors : « il faut être musicien pour comprendre sa démarche » ! Roll over pierre Bourdieu !


    Quelques années plus tard, les Hawks devenus The Band sont un peu coincés : leurs albums mythiques sont derrière eux, ils viennent de réendosser leurs habits d’accompagnateurs de Dylan pour une tournée massive et l’enregistrement de"Planet Waves" . Ils ont déjà eu recours au stratagème de l’album de reprises pour tromper la panne d’inspiration, mais l’installation à Los Angeles coûte cher : villas de nababs, mariages en lambeaux, montagnes de Coke, flots de cognac… Ils sont très contrariés par le succès clandestin des "Basement Tapes" et s’attellent donc à la production d’une version officielle. En 1975, sort un double vinyle d’extraits des enregistrements de 1967, tous signés par Dylan et/ou des membres du Band. Goujats, ceux du Groupe y ont ajouté quelques arrangements et morceaux à eux sans grand rapport avec la choucroute – pas mauvais, non, ni aussi aseptisés que leurs efforts à venir, mais étrangement désincarnés. Preuve qu’ils n’avaient rien compris à l’originalité du matériau de départ. L’entreprise a fonctionné pourtant, et pour toute une génération ce disque est légitime, débraillé et velu comme un manifestant du Larzac ou un pionnier du pub rock. La « production restreinte » s’est muée en « grande production » comme d’un coup de baguette magique. Et, accessoirement, la contre-culture a définitivement basculé dans la culture de masse.
    Quelques autres extraits ont surgi depuis les années 90 au fil de la publication officielle des archives dylaniennes, mais c’est l’automne dernier, donc, qu’arrive enfin la véritable intégrale souterraine, plus exhaustive que le plus pointu des coffrets pirates et surtout avec un son inattendu. On n’imaginait pas que ces enregistrements spartiates, aux emplacements de micros aléatoires, réalisés dans un sous-sol en béton, pussent sonner aussi bien, tant nos oreilles ont été déformées par des copies de énième génération. Nettoyage et mastering  permettent d’entendre des nuances insoupçonnées. Jusqu’ici, ce qu’on en retenait c’était certes leur liberté mais aussi une certaine uniformité : enregistrements du matin dans les volutes résineuses, tendance au mid-tempo volontiers bringuebalant, aucun recours aux figures de style (country sans pedal steel, folk celtique sans flute…). Et là, dans ce son retrouvé, on entend ce que l’on connaît du (meilleur) Band : les croisements de claviers, les harmonies vocales entremêlées, les appels et les réponses qui tiennent de la télépathie… Cerise géante sur une pièce montée grosse comme le Ritz.
    Ce qu’on entend démarre, chaque matin, au moment où Dylan descend de l’étage avec quelques vers tapés sur une machine à écrire. Il arrive avec un ou deux couplets, improvise un refrain… Tout le monde tourne autour du rythme, se joue des clichés et finit par trouver un groove sur le fil. Un petit rockounet blues  comme Apple Suckling Tree qui a tout d’une parodie, ou d’un décalque un peu vain, finit par décoller, portée par la nécessité du swing et le plaisir de jouer. C’est tout à la fois : de la musicologie rigolarde, de la parodie respectueuse, de l’improvisation balisée. Les "Basement Tapes", c’est la foire à l’oxymore à une époque où toute ambivalence était interdite. Be there or be square. Tu parles…

Underneath this apple sucking tree
There’s gonna be you and me


    Ça sonne forcément fainéant et banal, de la part du type qui a déplacé les marges avec Desolation Row et Like a Rolling Stone… Toutes ces I’m Guilty Of Lovin’You, All You Have To Do Is Dream… « compos originales », sont les petites sœurs d’une sirupeuse et délectable reprise comme Baby, Ain’t That Fine, un duo ringard de Gene Pitney et Melba Montgomery, sorti un an avant et probablement bien placée dans les juke-boxes de routiers. Be square indeed !!!
    Il y a aussi les incontournables : d’un côté, les This Wheel's On Fire, I Shall Be Released et autres Tears Of Rage, aux tonalités bibliques, aux nuances gospel totalement dépourvues d’ironie, contemporaines du Dylan de "John Wesley Harding", roide comme de la bure ; de l’autre, les You Ain’t Going Nowhere, Going To Acapulco… à peine moins sévères mais plus aériennes, du country rock pas loin du cosmique, en quasi apesanteur et riches en doubles sens.
    Et puis il y a les inclassables… le punk Under Control. Personne ne joue plus comme ça à l’époque, pas même Jerry Lee, d’ailleurs plutôt recentré country. Il faudra attendre 1984, chez Letterman avec les Plugz pour entendre telle brouillonnerie furieuse… Une chanson qu'on croirait écrite pour l'adaptation du "The Road" de Mc Carthy, Wild Wolf, avec un Danko qui visiblement n'a pas pris la même chose que les autres, ou alors à l'excès. Jamais entendu une ligne de basse pareille… Troublant, mais encore à dix mille coudées de la bizarrerie époustouflante de I’m Not There : une prise, pas de vrai refrain, un chant méconnaissable, entre morgue adolescente et dernier souffle. Comme si chaque nouvel accord était inédit, né ce jour là et mort de suite. Des images décousues et incandescentes qui font tant défaut dans "Tarentula", et ce thème du « je n’y suis déjà plus » qui reviendra dans Going Going Gone, sur "Planet Waves". Et là, ce sera un autre rimbaldien qui s’y collera, Richard Hell, en 1982 sur "Destiny Street". Pas fan de Dylan, Hell, soit-disant, mais adepte de la disparition, ça oui.
     Pas de nécessité, donc, à contrario de tant de bouses imposées par les calendriers des maisons de disques ou des tourneurs. Pas de volonté d’épater, de révolutionner ni de tirer la bourre aux quêteurs d’absolu de l’époque. Les "Basement Tapes", c’est "Self Portrait", en portrait de groupe, sans le cynisme (« ah vous m’aimez ?! Allez, prenez-ça dans la tronche ! »). Ce sont des humanités sans sonnerie, sans cours, avec des récréations seulement. C’est sans lendemain. Et ça fait du bien.


 



   



mardi 16 décembre 2014

Time and time again... Interview de Robert Quine


        C'est en rangeant mon studio que je suis tombé là-dessus : une interview de Robert Quine enregistrée le 16 mars 1990, à l'occasion d'un concert de BAD et Lloyd Cole au Zénith de Paris. Quine accompagnait Cole, avec qui il venait d'enregistrer l'album X . J'aimais bien le disque, mais j'étais surtout venu interviewer le guitariste de Richard Hell et Tom Waits - deux de mes idoles à l'époque. Je travaillais pour un journal de gratteux qui, évidemment, avait refusé le papier sans même me laisser l'écrire, parce que jugé trop élitiste. J'avais retranscrit l'entretien assez vite. J'ai perdu la cassette depuis. Quatre ou cinq ans plus tard, j'avais croisé Marc Ribot à New York (lequel venait de jouer sur mon deuxième album). On avait évoqué la possibilité d'un projet avec Robert Quine. D'après Ribot, celui-ci voyageait peu et préférait avoir sa femme à ses côtés, condition sine qua non d'une collaboration heureuse. De fait, son épouse est morte en aout 2003 et il s'est suicidé par overdose le 31 mai 2004. Depuis cet entretien, je n'ai cessé de traquer ses enregistrements, avec Ikue Mori, Andre Williams et bien d'autres, mais en 1990, déjà, je connaissais plutôt bien son travail et je lui avais demandé de réagir à l'énumération de quelques unes de ses collaborations.


"Blue Mask". Lou Reed.

Je viens de le trouver en CD. J'ai joué sur beaucoup de disques, mais c'est un de ceux dont je suis le plus fier. Le malheur, c'est que même si j'ai joué pendant quatre ans avec Lou Reed, ça n'a jamais été aussi bien que pendant la première semaine. Il faut prêter l'oreille pour m'entendre. Je trouve qu'on était meilleurs sur le live. Il y a deux bonnes versions : Sister Ray et Heroin. On n'avait jamais répété Heroin et Lou ne l'avait pas jouée depuis dix ans. On n'a pas pu garder grand-chose de ce concert précis, hélas, parce que des types essayaient de rentrer en douce par l'arrière du Cirque Maxime… La police leur a balancé des lacrymos et ça devenait impossible de voir ce qu'on jouait. Tout le monde jouait faux.
On s'est engueulés avant "New Sensations". Il a fait toutes les guitares tout seul. Il m'a rappelé six mois après pour une tournée, mais le groupe était moins bon, il y avait un clavier et ça foutait tout en l'air.

Blind Love. fr "Rain Dogs". Tom Waits.

Il se préparait à faire un disque. Il se baladait à droite, à gauche et demandait avec qui il pouvait jouer. C'est un ami qui lui a parlé de moi… Je n'ai pas rencontré Keith Richards. J'ai enregistré ma partie de mon côté. J'ai toujours admiré Keith Richards, c'était chouette d'être avec lui sur un disque. J'ai joué sur pas mal d'autres morceaux. Je ne sais pas ce qu'il a gardé. Je suis crédité sur Downtown Train, mais ce n'est pas facile de m'entendre. Je devais renforcer la rythmique mais la chanson ralentissait et accélérait tout le temps. En fait quand j'ai écouté le morceau, j'ai eu du mal à me reconnaître… Avec Tom, on a un peu le même sens de l'humour. J'ai bien aimé travailler avec lui. Je préfère les morceaux sur lesquels j'ai joué. J'aime un peu moins ses trucs carnavalesques, auxquels on aurait pourtant tendance à m'associer… Je connais très bien Marc Ribot qui joue sur ce disque, on a bossé ensemble avec John Zorn.

Avec le delay, vous semblez vous jouer du placement, pourtant Keith Richards paraît encore plus décalé que vous.
Il fait un truc country plus aigu. J'ai fait pas mal de glissandi. J'ai joué le solo, mais, bon, quand je peux trouver un accord ouvert qui marche sur la chanson, j'aime autant me tenir à ça.
J'aime beaucoup le delay, j'ai appris à le maîtriser. Ceci dit, ça peut être problématique sur scène et Lou Reed avait fini par me le retirer sur scène, parce que j'envoyais plus de signal retardé que de son d'origine. Je suis passé à un gros chorus Morley, c'est ce qu'on entend sur "Blue Mask". Les gens pensaient que c'était un vibrato manuel.

Time
. fr "Destiny Street". Richard Hell and The Voidoids.

C'est ma préférée parmi toutes ses chansons. Je l'ai d'abord trouvée affreuse, ça me faisait penser à une parodie de country, un truc à la Roy Clark, ou à la Buck Owens… Et finalement, avec les paroles, les parties qu'on a trouvées… Je crois que ma version préférée est celle de l'album. Beaucoup de gens aiment les morceaux comme "Another World", mais je pense qu'on aurait gagné à utiliser un accordeur à l'époque… Pas mal de ces enregistrements étaient des démos, ils n'auraient pas dû sortir. Richard a passé son temps à sortir des cassettes, des démos, des live…  Plus on tournait, plus le groupe changeait… On a ouvert pour The Clash et Costello. Avant  The clash, il y avait tous ces crachats… Ce n'était plus de mon âge. Je me lasse assez vite. Mais Richard m'a donné ma chance. Je luis serai toujours reconnaissant. J'étais à deux doigts de tout laisser tomber, je voulais devenir avocat… J'avais un look straight, je jouais des choses bizarres, mais c'est moi qu'il a choisi. Il me faisait refaire des trucs à l'infini.

Est-ce que Lloyd Cole est aussi exigeant ?
Oh, lui, a fait des montages de plusieurs prises. Les songwriters essayent toujours de tirer le meilleur de vous. Lou Reed était différent, il avait entendu que j'avais grandi en écoutant le Velvet Underground Des fois, il trouvait mes accords bizarres, mais je lui disais que c'était voulu et il me laissait faire. LLoyd Cole sait très bien ce qu'il veut.



I'll keep It With Mine. fr "Strange Weather". Marianne Faithfull.
Là, vous faites du Robert Quine à la puissance 10.

J'aime bien ce morceau. On n'avait pas répété non plus. J'étais avec Bill Frisell, un très bon ami à moi. Je ne savais pas trop quoi faire, j'ai jonglé avec le capodastre jusqu'à ce que ça donne quelque chose d'intéressant.  J'ai réussi à rendre la chanson plus triste qu'elle ne l'était déjà. On avait enregistré beaucoup de morceaux qui sont restés inédits : des trucs à la Slim Harpo, mais elle se voyait plus en Billie Holliday… Bon… on peut passer à autre chose…

Let It Blurt. Lester Bangs.
Ah, celui-là vaut une fortune maintenant. La mort fait toujours grimper les enchères. C'était plutôt marrant. J'aimais bien ce qu'il écrivait. Il était le seul dans Rolling Stone à parler du Velvet Underground. On avait la même compréhension de la musique.

"Escape". Jody Harris & Robert Quine.
On a répété pendant une semaine des trucs à la Bonnie Moronie. C'était à l'époque de l'enregistrement de Blank Generation, pendant l'été 77. On a joué trois soirs au CBGB's. Le premier soir, il y avait foule. Il n'y avait plus qu'une dizaine de personnes pour le dernier concert. On jouait fort, très fort. On était très influencés par Miles Davis. Avec Jody, on écoutait beaucoup de disques comme "On The Corner"… Je crois que c'est moi qui ai branché Lester Bangs là-dessus. Live, c'était vraiment cool : moitié Stooges, moitié Miles. Je venais d'acheter un flanger et j'en mettais partout. Des accords de cinglé sur un énorme Marshall. Je regardais les oreilles des spectateurs saigner.

Avant Richard Hell ?
Je jouais depuis 1958. Ma première expérience de groupe remonte à 1961. Je pensais que c'était un hobby, que je devais trouver un truc plus sérieux à faire, que j'allais me lasser du rock'n'roll et, en fait, non. D'abord, j'étais branché sur des gens comme Link Wray, ce genre de guitare plutôt sale. Vers le milieu des années 60, je me suis tourné vers les Byrds. 8Miles High… J'étais à Saint-Louis à l'époque.

Vous chantiez ?
Pas beaucoup. Je préférais boire. Je n'ai jamais trop aimé chanter. J'ai fait des choeurs sur Blank Generation. Du coup, quand on a ouvert pour The Clash, je me suis retrouvé à avaler les crachats des premiers rangs… L'année suivante, avant Costello, j'ai laissé cet honneur au nouveau bassiste, mais les crachats étaient passés de mode...

Le jazz ?

Vers 1963-1965. Albert Ayler, Coltrane… Le premier lien entre les deux mondes, ça  a été le solo de 8 Miles High - ce moment où Mc Guinn s'extrait totalement de la tonalité. La première fois que j'ai entendu I Heard Call My Name du Velvet Undergound, j'ai trouvé ça affreux et puis j'y ai trouvé un sens. C'est en jouant 8 Miles High, un soir, que j'ai ressenti ce truc un peu cosmique. Je n'errais plus au hasard sur le manche, d'un seul coup je contrôlais et toutes ces années de boulot et de galère finissaient par payer. Je pense que ça m'arrive encore mais je me suis habitué. J'ai beaucoup de respect pour les chansons sur lesquelles je joue, surtout les plus anciennes qui ont fait leurs preuves,mais en concert, je finis toujours par triturer les accords. Je rajoute des notes. En fait, ça me vient de BIll Evans, même si ça peur sembler osé de revendiquer son influence. J'ai passé trois ans à Berklee à étudier l'harmonie et j'ai tout plaqué quand j'ai entendu Bill Evans. Peut-être que j'aurais dû continuer… Pour trouver son style, il faut accepter de patauger à certains moments. Ce n'est pas grave de copier quelqu'un. On finit toujours par développer son propre style même si on est persuadé de copier.

Et vous ? Qui vous copie ?
(gêné). Parfois j'entends des choses… Il m'arrive d'être surpris. The Edge a parlé de moi dans le New York Times. Je ne connais pas trop ce qu'il fait… Un ami commun m'a dit aussi que le type de REM… Ce sont plutôt des gens qui ont du succès… J'ai rencontré James Burton à New-York, je lui ai même serré la main (d'un seul coup plus excité qu'à l'idée de traquer ses épigones). Des guitaristes comme Burton ou Charlie Christian, sont des géants, inégalables.. Ils sont nés avec une guitare à la main.

mercredi 22 janvier 2014

Timbre italien


    Un disque culte à situer entre Talk Talk, Le Penguin Cafe Orchestra, Satie et John Fahey.
    Son auteur, Luciano Cilio, est né à Naples. C’était un compositeur autodidacte, multi-instrumentiste de haut vol (sitar, piano, guitare et mandole) ; il a enregistré un seul disque, en 1977, et s'est suicidé en 1983. La comparaison la plus éclairante reste celle avec Mark Hollis ; c'est que l'un venant de la new wave à succès, et l'autre de l'avant garde italienne matinée de folk et de musiques du monde (il a accompagné Shawn Philips), ils ont fini tous deux à quinze ans de distance par hanter le même endroit à la beauté désolée mais pleine, là où règne ce que Schoenberg appelait "la mélodie des timbres".
    Sur ce  Dell'Universo Assente  (de son vrai nom, plus juste, Dialoghi Del Presente), Cilio joue guitare, mandole, flûte et basse. Il est rejoint par quelques rares instrumentistes acoustiques, aussi discrets qu'élégants. À l'origine, l'album était composé de quatre tableaux et un interlude. Les rééditions successives y ont ajouté de rares bonus mais l'essentiel était déjà dans ce disque original.
    Pour vous donner une idée de la manière si personnelle de cet étudiant en architecture devenu musicien, voici le deuxième tableau : Secondo Quadro "Della Conoscenza". Une flûte se fraye un chemin à travers le silence, rejointe par des percussions qui évoquent une batterie de cuisine. Avec une précision incroyable, Cilio attrape les non-notes entre les notes, les hésitations harmoniques entre la musique et le bruit, ce moment où l'harmonie s’efface et met le timbre en pleine lumière. Puis arrivent bois et cordes (en formation légère, vous imaginez bien...) qui étirent les motifs dessinés par la flûte. La collection de casseroles se fait plus apaisée, plus discrète, avant de céder la place à un tabla aérien, comme un froissement d'ailes. Au loin, un dernier couvercle de casserole insiste encore. Cordes et bois s'arrêtent presque net, sans effet de disparition téléphoné, la flûte ne s'attarde pas. Le tabla finit presque seul, entre un tom basse et une petite cymbale, puis le silence reprend ses droits.
    Cilio a donné une définition de son art : "Réinvestir le son, le retenir, le retenir encore... et le laisser s'en aller", soit le contraire de l'éjaculation précoce - laquelle n'est pas sans mérite musical, je n'opposerai pas en vain les Buzzcocks à ce tantrisme, le véritable ennemi restant le missionnaire du samedi soir, après Ruquier, et sa version "musiquée" disponible en tête de gondole. Tout de même, le timbre a ceci de spécifique qu'il a besoin de temps pour  s'installer, c'est physique. C'est ce qui l'exclut du rythme publicitaire, on peut vendre un collant avec quelques notes de Lalo Schiffrin, mais le temps qu'un timbre s'installe et s'épanouisse, le chaland est déjà parti ailleurs. On dit du timbre qu'il a une portion d'attaque, chez Cilio ce sont plutôt de véritables plateaux, contre toutes les lois de l'acoustique. C'est la naissance du son qui l'intéresse, beaucoup plus que sa fin, et d'ailleurs il use souvent de la coupure rapide. Son utilisation du fader n'a absolument rien de naturaliste, ce qui ne manque pas de surprendre sur un disque aussi acoustique.
    C'est le propre des grands disques uniques, comme celui-ci, de transcender toutes les limites de genre : instrumental mais avec des voix, minimaliste pour un maximum de musicalité, acoustique et réédité par un label d'électro... Rare (rarissime même) et bouleversant.





mercredi 10 avril 2013

à la porte



                Entrer en musique de film quand on est chanteur, c’est un peu bizarre. C’est renoncer à tout ou presque : le contrôle et le trône au milieu… La place est déjà prise. Brian Eno a une théorie intéressante (parmi beaucoup d’autres, il est vrai…) sur le fait que la B.O. est une musique sans rien au centre - lequel est pour l’image. Cela est de plus en plus vrai avec le recours au 5.1. et à des réverbérations alpines. Sans compter la méfiance des réalisateurs vis-à-vis des mélodies qui justement risquent de monopoliser ce centre, l’endroit névralgique où tout se joue : sentiments, nœuds et dénouements. Du coup, la place de la musique est un enjeu permanent entre deux extrêmes : le papier peint collé là par peur du vide et le torrent qui emporte tout sur son passage.
                Parfois, on voit ou revoit un film qui sidère par l’acuité du positionnement de sa bande-originale : c’est ce qui m’est arrivé en allant découvrir le nouveau director’s cut de La Porte du paradis de Cimino. Je passe sur les étapes techniques impressionnantes qui permettent de retrouver ce film tel qu’il a été désiré par son réalisateur, il y a une trentaine d’années, avant les coupes sans fin qu’imposa un studio ruiné par les exigences du réalisateur. Le film est là, dans toute sa jeunesse avec les stigmates de l’époque de sa conception (fumées, code chromatique tiré vers le bas pour les intérieurs…) et une force majestueuse (l’incandescence d’Huppert, tour à tour taiseuse et virevoltante…  des nuages qui passent là où il faut quand il faut, sans palette graphique, sans ordinateur… ) Et donc cette musique qui abolit souvent la distinction diégétique (interprétée à l’écran) et extra-diégétique.
                Le tournage a duré de longs mois pendant lesquels toute l’équipe du film vivait loin de toute ville, en plein Montana, multipliant les fêtes et offrant toutes les conditions d’une promiscuité débridée. Parmi toute cette équipe, musiciens et comédiens ont vécu une osmose assez rare. Le rôle principal était confié à Kris Kristofferson, Ronnie Hawkins est là également très loin à l’arrière-plan et puis il y a des villageois musiciens interprétés par des accompagnateurs de Kristofferson et deux anciens de la Rolling Thunder Revue de Dylan : T.Bone Burnett et David Mansfield. Le premier est devenu depuis « Mr Americana » à Hollywood, le deuxième, plus discret, a composé et/ou arrangé la musique du film. C’est lui que l’on voit, tout gamin, jouer du violon en patins à roulettes dans une scène de bal devenue culte.
                La bande originale est un modèle d’économie (ce qui en fait une exception  parmi la production pharaonique de ce film). Très peu de cordes, très peu d’instruments conviés finalement : guitare acoustique, violon-fiddle, mandoline, basse, guitare classique, mandocello… tous joués d’ailleurs par Mansfield lui-même, anticipant de quelques années le boum de la BO de compositeur-interprète (tendance lourde depuis avec Ry Cooder, Santaolalla, Brion…) Essayez donc  désormais de convaincre un producteur de cinéma d’engager un orchestre, un copiste et un chef… vous découvrirez très vite la barrière qui sépare films du milieu des grosses productions.
                Le plus surprenant à la vision du film, du point de vue de la B.O., outre le naturel des musiciens-comédiens, c’est donc la place de cette musique, toujours plus à hauteur d’homme qu’en toile de fond grandiose. On entend beaucoup d’adaptations d’airs connus (Battle Hymn of The Republic, une valse de Strauss…) mais toutes arrangées de façon à la fois ample dans les liés et les déliés et resserrée en proportions. Le niveau de la musique dans le mixage final étonne souvent : dans une scène intimiste, elle peut s’immiscer assez fort, comme s’il s’agissait d’une voix de plus et jouer le contrepoint émotionnel ou narratif, à la façon d’un chœur antique traçant destinées et fins fatales. La modestie des reverbs, enfin, est à l’opposé des tendances actuelles qui transforment quelques arpèges de Santaolalla dans Brokeback Mountain en orchestre perdu dans une cathédrale. C’est cette présence un peu sèche, presque à portée de main, qui finit de donner à cette partition sa saveur si inhabituelle ces temps-ci, comme si un groupe de bluegrass habité par les convictions et la manière d’Aaron Copland était en permanence installé derrière la caméra et attendait un signe du réalisateur pour rentrer dans le cadre.
                Et quel cadre ! Imaginez l’intrigue d’une chanson activiste de Woody Guthrie (mettons Buffalo Skinners), mise en scène par David Lean,  produite par Cecil B. de Mille et vous avez une petite idée de l’entreprise folle de Cimino. Si on ajoute que certaines des scènes intimistes entre Huppert et Kristofferson ou Walken évoquent le Pialat de la même époque…  Ah les délices tardives de la réévaluation collective…



lundi 25 février 2013

Look Ma. No Hands !



                En ces temps de Victoires et de Césars où l’on célèbre souvent  les fils et les filles à papa, je voudrais chanter les louanges de deux fils à maman. Deux petits maîtres auteurs de beaux albums qui n’auraient surement pas vu le jour sans la notoriété de leurs génitrices. 
                Feu Terry Melcher  - fils unique de Doris Day - est connu comme producteur (Byrds, Beach Boys, Paul Revere & The Raiders…) et surtout comme grand rescapé, puisque c’était lui la cible de Charles Manson lors du meurtre de Sharon Tate et de ses amis (erreur ou intimidation… ? Melcher n’habitait plus cette maison mais Manson lui reprochait de s’être rétracté après lui avoir promis de le produire.) Au début des années 1960, avant de produire le gratin californien, Melcher avait, comme pas mal d’enfants de vedettes (dont les fils de Dean Martin et Jerry Lewis…), donné dans la pop teenage sucrée, d’abord en duo avec Bruce Johnston, futur Beach Boys, sous le nom de Bruce & Terry, puis avec les Ripchords.  
                Lorsqu’il revient à la chanson en 1974, avec cet album qui ne porte que son nom, il n’a plus la cote comme producteur, il donne un peu dans l’immobilier, file un coup de main à sa mère sur son show télé… Il essaye surtout de tourner le dos à la profonde dépression où l’a plongé le massacre perpétré par la Manson family. Melcher a qualifié lui-même sa musique de country de Beverly Hills. Plus country club que cabane en rondins, en effet, avec le gratin du country rock (des Byrds, Ry Cooder, des Burritos…) et de la pop léchée (Jim Keltner, Hal Blaine…). L’invité le plus chic est peut-être l’arrangeur Jimmie Haskell, passé par Hollywood et la pop luxueuse (Ode To Billy Joe, Bridge Over Troubled Water…), celui-ci fait merveille sur deux reprises somptueuses : Just a Season des Byrds et surtout une lecture de These Days très mittel Europa.
                D’ailleurs, outre cette compo de Jackson Browne créée par Nico dans un arrangement de John Cale, on pense ici à plusieurs reprises au géant Gallois. Si, si… avec ses climats alanguis, le jeu d’échos subtils entre pedal steel guitar et cordes, les contrechants acérés de Clarence White et Ry Cooder évoquant ceux de Lowell George, cet album a de faux airs de Paris 1919, sorti un an auparavant sur le même label, Reprise. Les deux disques ont la même élégance nostalgique, décalée et hors-normes pour leur époque.  Pour les compositions, Cale l’emporte haut la main, mais Melcher sait choisir ses reprises (Fourth Time Around muté en valse lente gospelisante…) et ses originaux ne manquent pas d’ironie (Dr. Horovitz sur les marchands de bien être) ni de gravité (Halls of Justice qui évoque à mi-mot les heures pénibles passées de tribunal en tribunal face à un dément qui voulait sa mort).               
                Dans le cadre de notre thématique « à maman », il y a ce duo sur These Days, toujours, entre Melcher et sa mère qui jette un éclairage particulier sur les paroles : And I had a lover, I don’t think I’d risk another these days… Don't confront me with my failures. I had not forgotten themRien d’incestueux, rien de très habituel non plus…
                Melcher est décédé des suites d’un mélanome en 2004, l’année même ou Bush Jr décorait sa mère pour services rendus à la nation. Doris Day vit désormais à Carmel, sur la côte, elle aura bientôt quatre-vingt-dix ans. Que sera Sera
                Moins connu que Terry Melcher, John Buck Wilkin vient de Nashville, ce qui ne l’a pas empêché d’être comme le Californien une jeune vedette de la musique surf (c’était le chanteur de Ronny and The Daytonas). Sur ce premier album solo, il ne mégotte pas sur la reconnaissance filiale : dédicace écrite et parlée, photo de maman au dos de la pochette, à l’intérieur et même une reprise du hit maternel. Madame Wilkin Mère s’appelle Marijohn Wilkin, elle fut une des premières compositrices reconnues de Nashville, avec quelques tubes au compteur dont Cut Across Shorty pour Eddie Cochran et surtout The Long Black Veil pour Lefty Frizell repris donc ici et qui le fut aussi par The Band, Marianne Faithfull, Joan Baez, Nick Cave, Jagger avec les Chieftains, le Dead et quelques dizaines d’autres. Musicalement, on est un peu dans les mêmes eaux que chez Melcher, entre country rock et pop orchestrée. Quelque chose comme du cosmic outlaw chic - un bac plutôt rare chez les disquaires (merci, au passage, à Dominique et Larry d’Exodisc qui m’ont fait découvrir cette petite perle en pariant sur le fait qu’il pourrait bien s’agir d’une des prochaines rééditions Light In The Attic). La voix n’est pas plus remarquable que celle de Melcher mais elle a la même sincérité touchante et le niveau instrumental derrière est aussi impressionnant (les pros de Nashville croisés sur Blonde on Blonde, derrière Elvis, Joan Baez… et un ou deux expatriés de luxe comme Tom Scott).   Pas de duo avec la mère cette fois, mais, tout aussi troublante, une confrontation pacifique avec un double envahissant, le fils spirituel de sa mère qui n’est autre que Kris Kristofferson, encore débutant à l’époque et la version de Me and Bobby McGee  présente ici est une des toutes premières à avoir été gravées, avant même celle de Janis Joplin.
                Pas vraiment des disques démocratiques donc : plutôt de vrais produits de l’aristocratie du spectacle, mais pour le meilleur uniquement. D’ailleurs, ce furent évidemment de remarquables flops. Melcher en fit un deuxième plus balisé, moins baroque ; Wilkin enchaina lui-aussi sur un autre LP passé inaperçu puis sur la BO d’un film culte de Dennis Hopper (The Last Movie). Restent ces albums étranges auxquels ne préside aucune nécessité, si ce n’est l’amour filial et le désir de se faire une place au soleil mais pas trop loin de l’ombre maternelle. Le propos est résumé par une photo à l’intérieur de la pochette du John Buck Wilkin dans laquelle, debout dans une maison en ruines, il fait face avec un curieux sourire à un portrait de sa mère en noir et blanc. Il la fixe, la guitare à la main, un pied suspendu en l’air et elle regarde le ciel… Du coup, l'album qui voudrait être celui de l'émancipation s'intitule In Search Of Food, Clothing, Shelter and Sex...



vendredi 8 février 2013

Satan et une de ses victoires les plus discrètes

                Le rock stoner m’emmerde. J’écoute parfois les influences revendiquées : Sabbath, Thin Lizzy, Hawkwind… mais les rejetons Kyuss, QOTSA… c’est au dessus de mes forces.  Quant on me vante le côté aventureux et génial de Josh Homme, je me tais et j’attends que ça passe en pensant au moment où je vais rentrer me coucher. Si je suis d’humeur taquine, je parle du featuring d’Elton John sur son nouvel album. Pour moi, ça veut tout dire.
                En revanche, parmi les précurseurs je suis assez toqué, en ce moment, d’un groupe du Kansas et/ou du Missouri qui a enregistré un album autoproduit en 1969 : The Bulbous Creation (titre exemplaire – You Won’t Remember Dying). Les musiciens ont disparu de la circulation et on ne sait rien d’eux. Rien à part leur obsession pour Satan, la mort, les drogues dures et la guerre du Vietnam. Et une approche assez peu rigoureuse de la musique en groupe : chant bleu, voix blanche, guitares désaccordées, tempi flottants… C’est la fête aux champignons et au marocain. Entre Sabbath pour les rythmiques doriques et le chant qui se voudrait méchant et les groupes de Frisco pour les embardées à la guitare, style Cipollina ou Garcia. Le quatuor compte deux chanteurs, en tout cas on entend deux voix différentes, également approximatives mais concernées. Le disque s’ouvre sur le peu à propos mais très réussi End Of The Page : tempo plombé  et humeur byzantine. Et cette guitare lead psyché jamais saturée qui se perd en volutes. Tout y est délicieusement instable, jusqu’aux voix du pont – des huuuum à deux notes qui réussissent à se perdre en chemin. Plus proche du Stoner, il y a Satan avec son riff d’intro qui semble prêt à se vomir dessus suivi d’un break de batterie qui sème les bpm derrière lui comme un poucet perdu dans la forêt noire. Les paroles sont au taquet : « Satan, tes manières diaboliques, te conduisent au désespoir… ». Parmi les autres perles le disque se clôt sur une garagissime version de Stormy Monday. Genre cinq heures du matin en banlieue de Kansas City, il reste un seul couple sur la piste et le guitariste laisse son âme prendre son  envol – entre pilotage automatique et vraie inspiration – minable et grandiose.
                Comme la mondialisation a des effets imprévisibles, cette merveilleuse série Z est disponible en pressage hongrois limité à 150 exemplaires ou en pressage allemand avec une nouvelle pochette encore plus laide que l’originale. Voila, je vous annonce ça le jour des Victoires de la musique.